Après la mort de Karl Lagerfeld, les frères Wertheimer, les discrets actionnaires de Chanel, vont devoir sortir de l'ombre.
Le contraste est saisissant : autant Karl Lagerfeld, le couturier star inimitable, aimait la lumière, autant les frères Wertheimer, propriétaires de Chanel, ont toujours recherché l'ombre et cultivé la discrétion.
Pourtant, malgré leurs dissemblances, leur pacte a duré plus de trente ans au service de la griffe : "entre nous, c'est une relation qui ressemble à celle de Faust et du diable", répétait le "kaiser" de la mode avec humour.
Sans hésiter, Alain, 70 ans, et Gérald, 68 ans, qui l'ont embauché en 1983 pour rajeunir une maison vieillissante, lui ont donné carte blanche : "J'ai le meilleur contrat du monde", plaisantait Karl.
Car c'est à peine si ces patrons "charmants" mais effacés se faufilaient-ils lors des défilés pour se placer au 4e ou au 5e rang, incognito, et applaudir Inès de la Fressange ou Claudia Schiffer en tenues Chanel revisitées par le talent du maestro. Avec ce goût du secret entretenu par la famille depuis plus d'un siècle.
Car la discrétion des deux frères Wertheimer vient de loin. L'histoire de la famille se confond avec celle, tourmentée, de la France au début du XXe siècle.
Si leur ancêtre Ernest reprend la marque de cosmétique Bourjois en 1898, le destin des Wertheimer se scelle en 1924 : Théophile Bader, le fondateur des Galeries Lafayette, présente alors Coco Chanel aux deux frères Ernest et Emile. Ils créent, tous ensemble, Les parfums Chanel et lancent le N°5, fragrance mondialement connue qui fera leur fortune.
Mais la deuxième guerre mondiale fait voler en éclat les ambitions de ces hommes d'affaires, représentants de la bourgeoisie juive du Bas-Rhin : leurs biens sont confisqués et ils sont contraints de s'exiler à New York, où Alain naît.
Déjà en litige avec eux, Coco Chanel, s'estimant spoliée par le montage financier de la société, n'hésite pas à les agonir d'insultes antisémites, voire, dit-on, de les dénoncer au cours de cette période sombre vécue en France.
Heureusement, de retour dans l'Hexagone en 1954 après bien des vicissitudes, Pierre Wertheimer, le père d'Alain et de Gerard, rachète la maison Chanel, en déshérence.
Pas rancunier, il offre à la grande dame de la rue Cambon une chambre à vie au Ritz et satisfait à tous ses caprices de star.
La passion des chevaux
Aujourd'hui, les deux frères qui possèdent l'intégralité du groupe (ils n'ont jamais voulu aller en bourse pour conserver leur indépendance) continuent à se cacher du monde.
Gérard, le cadet, vit à Genève et Alain réside à New York. Pour les entre-apercevoir, mieux vaut aller aux champs de courses ou regarder la chaîne spécialisée Equidia : ils sont tous les deux fous d'hippisme et possèdent quelques cracks qu'ils suivent à la trace. Autre amour partagé : celui pour l'art. Leurs maisons regorgent, paraît-il, de Picasso et de Matisse.
Mais ces célèbres inconnus ne sont pas que des rentiers en quête de plaisirs ostentatoires (ou pas). Ils suivent de près Chanel, marque extrêmement rentable. Après l'avoir gérée de loin, Alain décide, en 2016, de reprendre en main la direction du groupe.
Ce fils d'une longue lignée de propriétaires dans le secteur du luxe n'est pas dupe : il comprend que Chanel est à un tournant de son existence.
Alors depuis deux ans, avec son frère, il prépare une double succession. On sait désormais que celle, artistique, de Karl Lagerfeld sera assurée par Virginie Viard qui travaillait de longue date avec le "kaiser" et qu'il avait lui-même désignée comme sa dauphine .
Ce qui reste aujourd'hui à régler, c'est l'avenir managérial -et actionnarial- de la maison. "Ils sont au pied du mur et doivent réagir très vite", affirme un expert.
Une fortune colossale
Un sentiment d'urgence qui a dû pousser ces adeptes du mystère à se faire violence : à la surprise générale, ils lèvent, en juin 2018, le secret sur leurs comptes, après 50 ans de cachotteries.
Histoire de démontrer que Chanel se place, avec 8,3 milliards d'euros de chiffre d'affaires, dans le peloton de tête du luxe, derrière Louis Vuitton. Et que Gucci (groupe Kering), très motivée pour dépasser la marque phare de LVMH, n'a qu'à bien se tenir.
Du coup la fortune des Wertheimer, déjà incommensurable, a été réévaluée. Selon le dernier palmarès publié par Challenges, Les frères sont passés de la 6e à la 2e place des plus grandes fortunes françaises, avec la somme vertigineuse de 40 milliards d'euros, derrière Bernard Arnault mais devant la famille Hermès et François Pinault.
Reste que pour réussir à poursuivre une si belle aventure et garder ce joyau intact dans la famille, les Wertheimer doivent passer le relais un jour prochain.
Alain serait, paraît-il en train de mettre en orbite un de ses fils, passé par l'université de Harvard.
A présent que Karl Lagerfeld n'est plus là, lui qui savait mettre Chanel au coeur de la planète mode et faisait parler d'elle, grâce à son génie et ses extravagances, le jeune homme devra sans doute occuper davantage le devant de la scène.
Sera-t-il aussi discret que son père et son oncle ? Ou rompra-t-il avec la longue tradition de discrétion des Wertheimer ? Réponse sans doute bientôt...
Source: www.lexpansion.lexpress.fr