« Excusez-moi docteur, vous en avez encore pour longtemps ? » Derrière la porte, un patient… s’impatiente. Dans le cabinet du Dr Chenay, c’est toujours comme ça. « Il prend son temps. Parfois, les gens s’énervent, mais ça ne l’a jamais impressionné ! » sourit Jacques Gauthier, patient depuis 1971.
Ce flegme est peut-être l’un des secrets de sa longévité. Car à 97 ans, Christian Chenay est le plus vieux médecin de France en activité.
Malgré son grand âge, il continue de recevoir deux fois par semaine, les lundis et mercredis matin jusqu’à 14-15 heures dans son cabinet de Chevilly-Larue (Val-de-Marne), en banlieue parisienne. Et sa salle d’attente ne désemplit pas.
« J’aimerais avoir moins de patients, mais nous sommes trois médecins pour 19 000 habitants et je suis le seul à recevoir sans rendez-vous…
Je prends les trente premiers qui arrivent. Je continue pour les malades et pour garder une activité », lâche le médecin.
« Il a un cœur gros comme ça »
Dans la salle, les patients ne tarissent pas d’éloges : « C’est un médecin hors norme. Il a un cœur gros comme ça, il est à l’écoute…, apprécie Touria, qui le consulte depuis 14 ans. Quand je vois autour de moi des jeunes de 40 ans qui se plaignent d’être fatigués, alors que lui frôle la centaine et ne veut pas prendre sa retraite, je suis épatée ! »
Les petits sommes du docteur pendant certaines consultations n’entament pas la confiance de son fan-club.
« Il ne fait pas ses 97 ans, estime Ali, 60 ans. Il a toute sa tête, il n’a même pas besoin de lunettes. Il a un moral d’acier. Je pense que son travail, c’est son moteur. Si je pouvais être comme lui à son âge… »
Le sexagénaire, devenu un ami, a même aidé le docteur à installer le système de vidéosurveillance dans le cabinet. Certains lui apportent des petits cadeaux.
Christian Chenay a beau être un peu voûté et se déplacer un peu plus lentement, son beau regard bleu reflète sa lucidité et des facultés intellectuelles toujours aiguisées.
Comme en 2013, lorsque nous l’avions déjà rencontré. Dans la maison où il vit avec sa seconde épouse, Suzanne, des piles de livres côtoient des bibliothèques remplies d’ouvrages médicaux, du « vrai » régime anti-cancer à l’art du bonsaï en passant par « La revanche de Dieu », du politologue Gilles Kepel…
« J’aime tout, je prends au hasard. Je lis quand j’ai le temps », reprend le non retraité.
Dans le Who’s Who américain
En plus de ses consultations, ce fervent catholique rend également visite aux religieux âgés et malades du Séminaire des Missions, une communauté établie sur la ville, « pour les soigner et les encourager à tenir le coup ».
Mais surtout, il se tient au courant de toutes les nouveautés médicales et continue de suivre des formations sur le burn-out, l’insuffisance cardiaque…
Dans les années 1960, ses recherches sur l’hypertension lui ont valu une inscription dans le Who’s Who américain.
« Je fais beaucoup d’informatique et je marche aussi pas mal lors des visites. Si on arrête, on décline très vite », lâche cette force de la nature. Le presque centenaire dort peu, mais n’est pas fatigué.
A peine confie-t-il avoir de l’artérite et voir un cardiologue. Mais d’où vient sa ténacité ? Est-ce lié aux circonstances de sa naissance ?
Dans un livre qu’il vient de faire paraître à compte d’auteur*, il raconte que sa mère a plusieurs fois tenté de se faire avorter car son mari ne voulait pas d’enfant, mais qu’il s’est « accroché » à la vie.
Né à Angers (Maine-et-Loire) le 20 juin 1921 dans une famille modeste d’origine irlandaise (NDLR : son père est agent d’octroi et perçoit les taxes sur les marchandises, et sa mère femme au foyer), Christian Chenay échappe au STO (service du travail obligatoire) pendant la Seconde Guerre mondiale et commence des études de médecine, « un peu par opportunité »
« Il n’y avait qu’une école de médecine à Nantes et ça me permettait de travailler. J’ai d’abord été soudeur sur le chantier naval de Saint-Nazaire. J’y serai resté si je n’avais pas eu médecine ! », sourit-il.
A la Libération, il obtient un poste d’interne en psychiatrie aux hôpitaux de la Seine où il a bien connu le psychiatre Jacques Lacan. Dans le même temps, il est assistant à la faculté des sciences en physiologie après un doctorat de sciences.
Le jeune homme part ensuite pendant une année aux Etats-Unis à Chicago, puis Los Angeles, où il devient chargé de cours en physiologie et se spécialise dans le cerveau et les nerfs. C’est là qu’il rencontre l’une des femmes qui ont marqué sa vie, Doli, qui décédera dans un accident de la route.
En 1950, il se marie avec Marthe et choisit la médecine de ville pour gagner sa vie et « faire de la psychiatrie de terrain ». « 20 à 30 % des malades relèvent de la psychiatrie, de maladies imaginaires ou de la schizophrénie et sont mal orientés. On devrait rendre la psychiatrie obligatoire pendant le cursus », estime-t-il.
C’est d’ailleurs ce qu’envisage la ministre de la Santé par le biais d’un stage en santé mentale pendant les études de médecine, avec également plus de formations pour les professionnels.
Installé dans le Val-de-Marne depuis 1951
Installé à Athis-Mons (Essonne), puis à Chevilly-Larue depuis 1951, le Dr Chenay a vu plusieurs générations de patients se succéder dans son cabinet : « Ils sont plus exigeants.
Avec Internet, ils savent ce qu’ils veulent comme médicaments. Ils demandent des antibiotiques car comme c’est cher, ça doit être bon. Et si on ne veut pas leur en donner, ils râlent », note le doyen des médecins.
Ce dernier observe également la résurgence de pathologies sexuelles comme la maladie Nicolas-Favre, la syphilis… « Et il y a des pénuries de traitement », déplore le généraliste. Il a également un avis tranché sur la procréation médicalement assistée (PMA) : « Pourquoi multiplier l’humanité alors qu’elle se multiplie toute seule ? En plus, ça coûte cher. Il y a des choix à faire. »
Aux premières loges de l’évolution de la banlieue, il a vu la ville grandir. Lui-même a été expulsé en août 2018 du cabinet qu’il occupait dans le cadre d’un projet d’aménagement. Il a également vu avec inquiétude la montée du communautarisme, de la violence…
Le docteur a été plusieurs fois cambriolé et agressé une fois.
« On manque de médecins »
Il aurait pu arrêter à 60-65 ans, alors pourquoi continuer dans ces conditions ? « Parce qu’il y a un manque de médecin », répond l’intéressé.
« Il est pudique, mais la vérité, c’est qu’il est passionné », traduit Jacques, l’un de ses patients. « Je pense qu’il a besoin de relation directe », ajoute Christian, l’un de ses deux fils, qui porte le même nom et prénom que lui.
Agé de 67 ans, ce dernier a travaillé avec son père pendant 37 ans et arrêté son activité il y a un an et demi : « C’est un métier qui use. Moi, après la mort de ma femme, j’en ai eu marre, mais pas lui ! ll a une niaque incroyable », s’étonne-t-il.
Pendant des années, il s’est chargé d’écarter ceux qui voulaient abuser de la gentillesse de son père : « Il ne savait pas dire non. Maintenant, il a pigé, il s’est protégé des profiteurs », précise-t-il.
« La vie, c’est pas sérieux »
Son père fait preuve d’une certaine philosophie : « La vie, c’est pas sérieux. Il faut la prendre comme elle est », considère-t-il, les yeux brillants.
Christian Chenay sait de quoi il parle. L’homme a en effet connu un véritable drame en 1997. Marthe, sa première épouse et mère de ses deux fils, qui travaillait avec lui, a été très grièvement blessée par un patient qui lui a asséné plusieurs coups de couteau. L’agresseur pensait, à tort, que le médecin ne l’avait pas reconnu comme handicapé et a déversé sa colère sur sa femme. « Je l’ai accompagnée jusqu’à sa mort en 2002. Elle avait complètement perdu la tête », souffle-t-il.
Face à cette douleur, le médecin a fait preuve de résilience. Bien que moralement atteint, il a continué à travailler et s’est même remarié à 91 ans avec Suzanne, une Vietnamienne de 70 et quelques printemps qu’il vouvoie et avec laquelle il dit lui-même vivre une « union fusionnelle ».
« J’étais à la pagode bouddhiste à Paris avec des amis quand elle m’a dit qu’elle serait honorée de devenir ma compagne. Comment aurais-je pu refuser ? », sourit-il en lui prenant tendrement la main.
C’est à elle que l’on doit les plantes et les petites figurines bouddhistes qui peuplent leur maison. Elle lui mitonne aussi de bons petits plats vietnamiens à base de riz et de crevettes et l’emmène dans les restaurants du XIIIe arrondissement de Paris.
Aimer et être aimé, la clé pour durer ? « J’ai été heureux. J’ai eu des femmes adorables. Etre bien accompagné, c’est plus important que le reste », lâche-t-il.
Evidemment, il encourage à respecter quelques règles d’hygiène de vie, ne pas fumer, pratiquer une activité, mais il donne aussi de l’espoir à ceux qui ne suivraient pas cette ligne : « J’ai des patients centenaires qui n’ont pas forcément eu une vie très saine », glisse-t-il.
La solitude n’est pas non plus une circonstance aggravante chez tout le monde : « Je connais une femme de 106 ans qui vit seule depuis vingt ans et qui a une retraite en dessous de 500 euros par mois. »
Seul point commun aux plus résistants : « Tous les plus de 90 ans qui sont encore en bon état n’ont pas tenu compte du stress », constate-t-il.
Lui pratique la relaxation qu’il a apprise lors de ses études en psychiatrie et livre cette anecdote : « J’ai connu un médecin allemand qui avait survécu à la bataille de Stalingrad en se réchauffant grâce à la relaxation, mais pour parvenir à ce stade, il faut beaucoup s’exercer. »
Son fils donne une autre piste : « Avec tout ce qu’il a vécu, il a pris du recul. Il a aussi de bons gènes. C’est un dur à cuire. Il a la chance que le physique aille. »
Ce dernier évoque la vie de labeur de ses parents : « Ils travaillaient beaucoup. En 1954, mon père a aidé ma mère à mettre au monde mon frère (NDLR : devenu pharmacien à Nantes) entre deux consultations ! Ma grand-mère s’occupait de nous ».
Il ne voit pas son père s’arrêter. « C’est bien pour lui et pour sa femme car il s’ennuierait à la maison et serait invivable ! », plaisante-t-il.
L’intéressé confirme : « Tant que je pourrai, je continuerai car je n’aurai pas de remplaçant. J’avais prévu d’arrêter mon activité en janvier mais les deux médecins qui devaient venir ont préféré s’installer ailleurs. Je ne peux pas laisser mes patients. C’est moral. »
Source: www.leparisien.fr