En 1892, l’ingénieur allemand, Parisien de naissance, mit au point un moteur qui allait faire tourner le monde… et le polluer. Étrange destin d’un homme qui rêvait d’améliorer le sort de l’humanité, et dont la mort reste un mystère.

Avant de devenir une fronde contre le coût de la vie et l’expression d’un ras-le-bol fiscal, le mouvement des Gilets jaunes s’est initialement enflammé avec la hausse annoncée des taxes sur les carburants, et surtout du diesel, qui a longtemps bénéficié d’une fiscalité incitative.
Or depuis quelques années, ce carburant roi dégringole de son trône, en raison des pollutions - oxydes d’azote et particules fines - qu’il génère, et des scandales qui entourent son utilisation, notamment le dieselgate. De très nombreuses métropoles - dont Paris dès 2024 - ont acté sa disparition prochaine.
Pourtant, il y a un peu plus d’un siècle, un homme pensait que sa découverte allait transformer considérablement le sort de l’humanité. Un ingénieur allemand, Parisien d’origine, disparu dans des circonstances mystérieuses en mer, à seulement 55 ans.
Par-dessus bord A l’aube du 30 septembre 1913, la cabine de Rudolf Diesel, à bord du «Dresden», est étrangement vide. Le lit n’a visiblement pas été défait. Ses collaborateurs, à qui il avait demandé la veille au soir de le réveiller « à 6h15 », le cherchent partout sur le pont du paquebot. Personne ! La panique les gagne. Hors d’haleine, ils scrutent désormais la mer grisâtre qui se détache peu à peu dans la lumière du jour. Espoir ridicule, ils le savent bien : les vagues de la Manche ont sans doute englouti leur patron.
Comment est-ce arrivé ? Peut-être est-il tombé par-dessus bord, en respirant d’un peu trop près l’air du large pour faire passer ses terribles migraines ? Ou alors un suicide ? Son geste expliquerait la croix qu’ils retrouvent tracée dans son journal personnel, à la date du 29 septembre.
L’ingénieur, sujet au vague à l’âme, s’était certes abîmé dans la dépression quelques années plus tôt. A force de mauvais placements, sa fortune s’est réduite comme une peau de chagrin. Mais alors, pourquoi cette lettre enjouée à sa femme Martha, postée juste avant d’embarquer à Anvers ? Et tous ces projets dont son cerveau fertile fourmillait ? C’est à n’y rien comprendre…
200 000 marks allemands dans un sac
Dix jours plus tard, un navire néerlandais repêche son cadavre. Il est tellement décomposé que seuls ses effets personnels - un couteau de poche, des pilules, son portefeuille et ses bésicles rondes - permettront à son fils Eugen d’authentifier la dépouille. Entre-temps, le mystère de sa mort s’est épaissi.
Sa femme a découvert, dans un sac qu’il lui a remis, 200 000 marks allemands. Le don ultime d’un désespéré, ou la prudence d’un homme qui se sentait menacé ? Beaucoup voient dans sa disparition soudaine la main du Kaiser, Guillaume II.
Le «Dresden», à bord duquel Rudolf Diesel a passé ses dernières heures, filait vers les côtes anglaises. Londres l’attendait pour une réunion importante avec les pontes de la Marine. Herr Diesel allait-il offrir ses services à la couronne britannique, après les avoir refusés à l’armée de sa propre patrie ?
Les tensions, qui mèneront moins d’un an plus tard au déclenchement de la Grande guerre, sont alors très vives entre les puissances européennes… A moins qu’il ne s’agisse que des fantasmes de journalistes trop imaginatifs…
Car la disparition de Rudolf Diesel, à seulement 55 ans, fait la Une des journaux européens, qui rappellent son parcours fulgurant. La gloire du brillant thermodynamicien « démarre » à Berlin le 28 février 1892, quand il dépose le brevet d’un moteur révolutionnaire à combustion interne, grâce à un chauffage de l’air par compression.
Merveille de la science, l’allumage se fait spontanément. Avec un bien meilleur rendement énergétique que la vapeur qui, elle, ne restitue que 10 % de la chaleur produite en brûlant le charbon.

Prototype du premier moteur Diesel à l’usine d’Augsburg (Allemagne), en juillet 1893./Ullstein Bild/Roger-Viollet
Mais Rudolf est aussi un idéaliste. Son invention, prévoit cet homme imprégné des théories sociales de l’époque, permettra de « décentraliser » les unités de production. Il espère ainsi revitaliser les campagnes, et concurrencer les usines dont les énormes chaudières jettent les ouvriers au chômage… ou leur explosent à la figure. Son procédé a de nombreux avantages : puissance, régularité, rendement, légèreté… Il utilise également des combustibles facilement disponibles pour les artisans indépendants.
Le revers d’une gloire éclatante
Après une phase de scepticisme, son brevet finit par convaincre une fabrique d’allumettes en Bavière, puis le géant de la Ruhr, Krupp. Les moteurs Diesel attirent les grands groupes industriels, équipent les centrales électriques, les navires… Ils feront bientôt turbiner la seconde révolution industrielle.
L’utopiste, non sans une certaine amertume, voit son invention lui échapper. Le revers d’une gloire éclatante, qui a traversé les frontières : il décroche en 1900 le Grand prix de l’Exposition universelle de Paris… où ce fils d’immigrés allemands avait vu le jour en 1858, et passé toute son enfance, jusqu’à la guerre franco-prussienne de 1870.
En 1936, soit près d’un quart de siècle après la mort de Rudolf Diesel, la Mercedes 260 D est la première voiture à être équipée d’un moteur diesel, une déclinaison que l’inventeur n’avait pas envisagée.
En France, la première diesel sort des usines Peugeot en 1955. La 403 est rapidement surnommée « reine des taxis ». Fiabilité et moindre coût : le gazole fait carburer les Trente Glorieuses. En avril 1959, l’Argus de l’Automobile titre même : « L’essence est trop chère, vive le diesel. »
Au début des années 1980, à la faveur d’une fiscalité devenue très avantageuse en France, la cote de ce carburant grimpe en flèche, jusqu’à représenter, à son zénith en 2012, 75 % des immatriculations dans l’Hexagone. Plus dure sera la chute…
Par: Charles de Saint Sauveur
Source: www.leparisien.fr