Le plus frappant est d’observer la grande cohérence dans les vagues de prénoms : on a ainsi des Emma, puis des Léa, puis des Louise ; du côté garçons, on pourrait distinguer une ère des Nicolas, puis des Enzo et, surtout, un temps, des Kévin.

Cette domination nationale d’un prénom pendant deux ou trois ans souligne que le fait de nommer un enfant, s’il relève bien d’un choix individuel - témoins ces quelques Pikachu ou Agamemnon qui se promènent dans la société -, reste étroitement dépendant du contexte et des effets de mode. Il n’en était pas autrement au Moyen Âge.
Jean, prénom le plus donné en France jusqu’en… 1957
L’une des différences fondamentales entre aujourd’hui et la période médiévale tient dans le petit nombre de noms utilisés durant celle-ci. En gros, quatre ou cinq prénoms suffisent pour nommer environ 30-50% de la population.
Dans ce petit stock onomastique émergent des grands hits. Le plus porté, durant toute la période médiévale, est Jean. Le prestige du saint, qui a baptisé le Christ, explique ce succès. Le prénom offre en outre l’avantage de pouvoir aisément être décliné dans toutes les langues européennes : John, Juan, Ivan, Jan, Yoan, Giovanni…
En fonction des époques et des moments, le prénom est porté par 20-25% de la population masculine, voire même jusqu’à 40%. Un garçon sur 3 ! Le plus frappant est de voir la permanence de ce prénom : c’est encore le prénom le plus donné en France jusqu’en… 1957 ! Ce qui en fait, probablement, l’un des prénoms les plus portés de l’histoire.
La société médiévale semble ainsi présenter le visage d’une société moins marquée par la diversité : aujourd’hui, même le prénom le plus donné en 2017, Louise, n’a en réalité été donné qu’à 5.000 bébés… Mais en même temps, il ne faudrait pas caricaturer. Si cinq prénoms suffisent à nommer 40% de la population masculine, les vingt prénoms les plus donnés dans le royaume de Jérusalem n’en nomment que 63% : en tout, on relève entre 250 et 380 prénoms en circulation.
L'homme médiéval veut faire partie d'une communauté
Le système onomastique médiéval concilie donc une très forte concentration et un très fort éparpillement. C’est surtout le cas pour les hommes, l’onomastique féminine étant plus variée : les femmes, en effet, n’ont pas à assurer la continuité de la famille, on les appelle donc comme on veut, d’où cette multiplicité de noms originaux.
Cela dit, celle-ci reste dérisoire par rapport à aujourd'hui. Neuf prénoms sur dix sont désormais portés par moins de 3.000 personnes en France, ce qui traduit une recherche de l'originalité qui est complètement opposée aux préoccupations de l'homme médiéval, qui veut avant tout faire partie d'une communauté.
Ces noms viennent le plus souvent d’une histoire familiale. Certaines familles s’en font une spécialité : ainsi des comtes d’Albon qui se nomment tous Guigues pendant cinq générations successives. La continuité du prénom traduit la continuité du lignage et est dès lors mise au service d’un message politique fort, en des temps d’instabilités. Un prénom va ainsi être lié à une famille, qui en fait un usage quasiment exclusif.
Dans les États latins d’Orient, les comtes de Tripoli s’appellent Raymond, les princes d’Antioche Bohémond, les rois de Jérusalem Baudouin : à chaque fois, on prend le prénom du fondateur de l’entité politique.
Les prénoms participent de l’identité de la famille
Même dans les milieux sociaux les plus modestes, les médiévaux ont tendance à nommer les enfants d’après un grand-père, un oncle, un parrain. À Florence, en 1463, on croise ainsi un Andrea, fils de Berto, fils d’Andrea, fils de Berto, fils d’Andrea, fils de Berto, fils d’Andrea. Le nom se fait conservatoire de la mémoire familiale, sur sept générations, comme peuvent encore l’être aujourd’hui les "ben" ou "ibn" des noms arabes.
Plus encore, les prénoms participent de l’identité de la famille : ils sont réactivés à chaque génération pour mieux mettre en scène la cohérence de ce groupe lignager. D’où la pratique de "l’enfant refait", qui consiste à donner à un enfant le prénom de son frère mort-né ou mort jeune. Il s’agit bien d’affirmer que les individus s’inscrivent dans une continuité qui les dépasse, et la réutilisation du prénom dit la survie du groupe familial.
Nos prénoms à nous ne disent plus ça (ou rarement) : nous ne portons plus les prénoms de nos ancêtres (à part à la limite en deuxième prénom), encore moins ceux de nos frères et sœurs décédé·e·s avant nous. Cette évolution est le symbole d’une société dans laquelle le lien aux générations passées est souvent plus ténu, voire coupé.
La christianisation en profondeur de la société
Cette domination de quelques noms ne doit pas cacher des évolutions, inscrites dans le long terme. Il y en a deux : la première est le passage des noms germaniques aux noms latins. Quand on étudie le Haut Moyen Âge, les noms nous semblent peu familiers : au hasard, je cite quelques-uns des paysans de Mitry en 864, tels qu’on les connaît grâce à un polyptyque : Gausselmus, Gotilda, Leutfridus, Teodevinus, Teuthardus, Teodeilda, Bernegarius… On ne reconnaît guère de sonorités !
Au contraire, à partir du XIe siècle, ces noms vont céder la place à des noms latins. Évidemment, l’espace germanique résiste mieux, mais même là, les Leufric et autres Grimhildes déclinent. De même dans l’espace scandinave, selon une chronologie un peu différée qui traduit la "latinisation" de l’Europe médiévale.
Source: www.nouvelobs.com