Le premier maillot jaune de l’histoire a été remis au milieu de la nuit dans une brasserie de Grenoble en présence de rares témoins le 19 juillet 1919.
Il est presque minuit et demi ce samedi 19 juillet 1919 à Grenoble. Les coureurs du Tour de France, partis de Paris trois semaines plus tôt, le 29 juin - pile 24 heures après la signature du Traité de Versailles - sont rassemblés dans le « café de l'ascenseur ».
Au cœur de la nuit, ils se préparent à prendre le départ de la 11e étape en direction de Genève, à 325 km de là. Ils ne le savent pas encore, mais le moment est historique. Henri Desgrange, le directeur du Tour, sort de sa valise un maillot en laine d'une drôle de couleur : jaune canari.
Quelques jours plus tôt, le 10 juillet, l'un de ses collaborateurs, Alphonse Baugé, lui a soumis une idée en passant : « Et si on donnait un maillot distinctif au leader de la course ? L
es gens se plaignent de ne pas le reconnaître. » Avant-Guerre, un discret brassard vert le sortait du lot mais ça ne suffisait pas.
Un maillot, oui, mais de quelle couleur ?
Pour relancer sa course qui ronronne et lui donner de l'éclat après quatre années de guerre sur le front, Desgrange adhère à l'idée.
Il écrit le jour même un petit écho dans son journal « L'Auto » pour prévenir ses lecteurs qui sont aussi les spectateurs sur le bord de la route.
Le Tour est à ce moment-là à Luchon et le temps de le commander, « HD », qui aura bientôt ses initiales sur le paletot, l'attend le 14 juillet à Marseille.
Hélas, nous sommes en 1919 et Amazon n'existe pas encore. Le colis est livré avec cinq jours de retard, le 19 juillet à Grenoble.
Un maillot distinctif, c'est bien. Mais quelle couleur choisir ? Sur les routes cabossées et ravagées par la guerre, tous les maillots sont gris de poussière. Il faut que la couleur soit vive : rouge ? vert ? bleu ? Non : on choisit jaune comme l'était en partie le maillot du géant François Faber, le Merckx de la belle époque.
Comme Lucien Petit-Breton (1907, 1908) et Octave Lapize (1910), le vainqueur du Tour 1909 est mort au champ d'honneur et il faut lui rendre hommage.
Le maillot doit aussi arriver à Marseille au pays d'une boisson jaune : le pastis. Baugé a par ailleurs remarqué que cette couleur - qui se voit bien la nuit - n'apparaît, même furtivement, sur aucun maillot de coureurs.
Toute confusion est donc impossible. Jaune, c'est enfin et surtout la couleur des pages du journal « L'Auto », créateur du Tour. Un peu de publicité ne fait jamais de mal : va donc pour le jaune.
Six maillots pour les cinq dernières étapes sont commandés et six arrivent à Grenoble dans un paquet solidement ficelé.
Eugène Christophe à jamais le premier
Le hasard fait bien les choses. L'homme qui entre dans l'histoire et enfile en pleine nuit entre deux tables de restaurant le premier de tous les gilets jaunes est le coureur le plus populaire du moment : le vieux gaulois de Malakoff Eugène Christophe, 34 ans.
C'est lui l'infortuné à la fameuse fourche cassée qu'il a réparée tout seul dans une forge des Pyrénées en 1913.
Courageux, généreux et malchanceux, Christophe se glisse sans aucun protocole dans un maillot de laine rêche avant de filer vers le lac Leman via l'ascension du Galibier.
Alphonse Baugé se précipite sur le télégraphe et câble à la rédaction de L'Auto à Paris ces quelques lignes : « J'ai remis ce matin au vaillant Christophe un superbe maillot jaune. Vous savez que notre directeur a décidé que l'homme de tête du classement général revêtirait un maillot aux couleurs de L'Auto. La lutte va être passionnante pour la possession du maillot. » C'est l'acte de naissance officiel du maillot centenaire.
Mais l'événement passe totalement inaperçu. Il n'existe aucune photo de ce jour et seuls deux ou trois documents sépia montrent le maillot jaune sur la route du Tour 1919.
Les coureurs chaussent d'épaisses lunettes de protection, portent de lourdes casquettes et des boyaux de rechange qui peinent à le distinguer.
Eugène Christophe garde la toison d'or pendant trois jours mais il est le roi des poissards.
Dans le Nord, la veille de l'arrivée à Paris dans l'étape Metz-Dunkerque, il casse sa… fourche comme six ans plus tôt. Il pose pied à terre et marche à côté de son vélo.
A bout de forces, il met près de 24 heures pour finir l'étape. Le Belge Firmin Lambot ne l'attend pas.
Le lendemain, c'est en jaune que Lambot rejoint Paris où l'attendent 300 000 spectateurs, les 6 500 francs de prime au vainqueur et la première de ses deux victoires (avec 1922) dans le Tour de France.
« La grandiose randonnée de L'Auto, véritable Championnat du monde de la route, compte une magnifique édition de plus. Firmin Lambot, le glorieux champion belge, a triomphé et ajoute ainsi son nom à l'immortel palmarès. C'est parfait ! » écrit Desgrange dans l'ancêtre de L'Équipe.
Où est passée la précieuse tunique ?
Eugène Christophe, troisième d'un Tour qui ne voit que 11 rescapés à l'arrivée, se console avec une souscription nationale qui rend hommage à son courage. Elle lui rapporte 13 000 francs : une petite fortune pour l'époque.
Attentiste et opportuniste, Firmin Lambot, le premier coureur en jaune à Paris, n'a pas laissé une trace indélébile dans l'histoire du Tour. Son maillot en revanche est passé à la postérité. « Le maillot, c'est le palladium du Tour, son paratonnerre. Sans lui, il serait mort » glisse Serge Laget*, l'historien du Tour.
La tunique n'a pourtant pas toujours eu le même prestige. Il est arrivé qu'on l'oublie au départ ou qu'on passe un autre maillot par-dessus : « Sa puissance est montée très progressivement, continue Serge Laget. Au début et cela a duré longtemps, il n'avait aucune importance. Aujourd'hui, il est le plus beau symbole de l'histoire du sport. Etre maillot jaune est passé dans le langage commun. »
Qui l'aurait cru cette nuit du 19 juillet 1919 ? Personne, à coup sûr.
Et le tout premier maillot jaune, qu'est-il devenu ? Nul ne le sait. Il s'est perdu, mangé par les mites.
Après 1919, Eugène Christophe, toujours placé jamais gagnant, a porté le maillot pendant trois nouvelles journées en 1922. Il en a donc eu une demi-douzaine au total en sa possession.
Pendant les journées froides de la deuxième Guerre mondiale, devenu serrurier, il s'est servi de la laine de quelques-uns pour se réchauffer.
A sa mort en 1970, c'est avec un maillot jaune offert bien plus tard dans les années 1950 par Jacques Goddet qu'il a demandé à être enseveli.
Source: www.leparisien.fr