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Tricots Saint James : les miraculés du textile

L’entreprise, qui fête ses 130 ans, fabrique encore les trois quarts de sa production en Normandie et emploie plus de 300 salariés.

La scène date de presque trente ans, mais Yannick Duval s’en souvient parfaitement.


« Nous étions en réunion quand un grand patron de l’industrie textile du Nord me lance : “Vous ne tiendrez jamais.” Ce n’était pas réconfortant... » confie celui qui a pris sa retraite, tout en restant président du conseil de surveillance de l’entreprise.


Les Tricots Saint James ont bel et bien tenu. Et ils n’ont pas cessé de se développer, sans jamais quitter le village de la Manche qui leur a donné son nom.


A quelques kilomètres du Mont-Saint-Michel, fortifié par Guillaume le Conquérant et traversé par le Beuvron, Saint-James a été dès le Moyen Age un bourg drapier.


Les moulins ont disparu, mais plus de 75 % des ventes de Saint James (à prononcer à la française), les produits en laine et en coton, sont fabriqués ici. Seuls les « compléments de gamme » – pantalons, bermudas ou chemises – le sont ailleurs.


Dans l’usine ornée d’un drapeau breton et d’un drapeau normand, le travail à la main a gardé une place prépondérante.


Un pull demande 22 kilomètres de fil venu de Nouvelle-Zélande et d’Australie, passe entre 18 mains, nécessite quinze jours de travail.


Dans l’un des ateliers, aucun bruit ne dérange les raccoutreuses, qui font et défont patiemment les mailles qui présentent des défauts au sortir de la machine à tricoter.


Leurs voisines de l’épincetage utilisent des pinces à épiler pour débarrasser la laine des brins de paille et autres impuretés.


Dans une salle plus vaste et plus bruyante, les ateliers sont répartis en îlots autonomes.


Cette organisation, mise en place dans les années 1990 pour remplacer le travail à la chaîne, a permis davantage de souplesse pour faire face à la confection de modèles de plus en plus variés.


Des femmes cousent les étiquettes à la machine, tandis que d’autres tricotent un surjet. Plus loin, les marinières sont repassées.


Au remaillage, des doigts agiles guident le pull autour d’une machine circulaire pour le lier à son encolure. Les formations à ces métiers n’existant presque plus, plusieurs salariés apprennent les gestes à leurs futurs collègues.


« Pendant dix-huit mois, payés au Smic, ils apprennent les différents métiers. Ces trois dernières années, nous avons réalisé 63 embauches nettes », calcule Luc Lesénécal, le président du directoire.


De temps à autre, dans les allées de l’atelier, passent de petits groupes de touristes devancés par un guide muni d’un micro.


Les Tricots, classés entreprise du patrimoine vivant, se visitent depuis six ans à raison de 10 000 personnes par an.


« Certains craignaient qu’en ouvrant les ateliers on s’expose à des copies, se souvient Luc Lesénécal. Pas du tout. Il est important d’être transparent et de mettre ainsi en valeur le savoir-faire humain. »


Arrivé en 2012 à Saint James, après avoir été numéro 2 de la coopérative laitière d’Isigny-Sainte-Mère, il constate : « Nous avons toujours été une marque premium, privilégiant la qualité. Ce segment se porte beaucoup mieux que le milieu de gamme. La modernisation de nos coupes nous a permis de rajeunir l’âge moyen de la clientèle, qui se situe aujourd’hui autour de 45 ans. Nous n’avons jamais cherché à être à la mode, mais la mode vient à nous. »

Et cela fait des années que cela dure.


Les premiers pulls étaient, au XIXe siècle, portés par les marins-pêcheurs, car leur maille est si serrée qu’elle en est presque imperméable.


Quant à la marinière en coton, une ordonnance militaire a décidé en 1858 qu’elle aurait 21 rayures blanches de 20 millimètres de large et 20 ou 21 bleues de 10 millimètres de large.


Ces vêtements, devenus des classiques, ont ensuite été popularisés au siècle suivant par des marins célèbres, comme Eric Tabarly ou le commandant Cousteau, ou des couturiers, comme Coco Chanel ou Jean Paul Gaultier.


D’abord vendus dans les boutiques de bord de mer, où les estivants venaient de plus en plus nombreux à mesure que le nombre de semaines de congés payés s’allongeait, ces vêtements ont permis l’essor de Saint James mais aussi du breton Armor Lux, qui le devance.


Ce dernier réalise 90 millions d’euros de chiffre d’affaires, emploie 550 salariés, et fabrique environ 40 % de sa production dans ses sites français.


Alors que des pans entiers de l’industrie textile ont disparu, la longévité de Saint James s’explique, selon son ancien patron Yannick Duval, par un mélange de « pragmatisme, de bon sens et de logique » : « Si on avait voulu maximiser le profit, on aurait fait comme tout le monde, on aurait délocalisé. Nous voulions continuer à fabriquer ici un produit de qualité. »


Yannick Duval est salarié de l’entreprise depuis plus de dix ans quand, en 1990, Julien Bonte, le dernier dirigeant de la famille qui a pendant des décennies possédé l’entreprise, décide de partir à la retraite et de vendre.


Aucune de ses trois filles ne veut prendre la relève. « Avec le directeur financier, Joël Legendre, nous lui avons proposé que les salariés reprennent l’entreprise, raconte Yannick Duval. Il a accepté, nous a cédé 51 % du capital, et 80 % des salariés ont participé à la reprise. C’était à l’époque dans l’air du temps. Nous avons fait partie des rares réussites. Nous ne voulions ni fonds d’investissement ni banques parmi les actionnaires pour ne pas avoir de comptes à rendre tous les quatre matins. »


L’apport minimum de chacun s’élève alors à 10 000 francs et les actionnaires ne peuvent pas encaisser de dividendes avant dix ans.


L’entreprise se modernise et se développe en France, dans les villes loin des côtes, avec ses propres représentants, ainsi qu’à l’étranger, en particulier au Japon.


Conséquence de cette croissance, des dividendes sont distribués au bout de seulement cinq ans. Lorsque les salariés ont progressivement revendu leurs parts, ils récupéraient généralement quinze fois leur mise.


« Quand ce fut notre tour de partir à la retraite, nous avons expliqué que nous allions vendre et reconcentrer le capital. Les salariés ont gardé 5 % et Luc Lesénécal a pris la suite. »


Ce dernier, associé avec Patrice Guinebault, veut continuer à développer l’export – avec un objectif de 50 % des ventes dans dix ans. Il affirme : « Le made in France ne suffit plus ! Nous allons lancer au printemps une marinière en fibre recyclée, ainsi qu’une dizaine de pièces en coton bio. » Et il vient de faire fabriquer un prototype de pull en laine de moutons français.


Le textile français n’est pas (encore) condamné

L’industrie du textile a manqué disparaître du pays. Elle décroît depuis quarante ans, mais les deux dernières décennies ont vu la suppression de la moitié de sa production et de deux tiers de ses eff ectifs, a calculé l’Insee.


La délocalisation a été massive vers d’autres pays d’Europe et vers l’Asie, où la main-d’œuvre est à moindre coût.


Ce secteur représente aujourd’hui 2,3 % de la production manufacturière du pays, et il ne reste que 103 000 salariés dans les industries de l’habillement, du cuir, de la chaussure et de la fabrication textile. Ils étaient 425 000 en 1990.


Avec eux, des pans entiers de savoir-faire ont disparu, rendant les recrutements dans cette filière de plus en plus difficiles. Mais à l’heure où le made in France est devenu un argument de vente, cette chute s’enraye enfin.


Les grandes maisons de luxe, les spécialistes du textile technique (utilisé notamment dans l’automobile ou l’aéronautique) et quelques marques permettent de maintenir l’activité.


Même si elles restent bien inférieures aux importations, les exportations se redressent timidement. Quant au marché de l’habillement en France, il enchaîne les baisses de chiffre d’affaires.


Les ventes ont ainsi reculé de 2,9 % en valeur en 2018, selon l’Institut français de la mode. Et les premiers mois de l’année ne laissent pas entrevoir d’amélioration.


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