Jusqu’où l’homme peut-il repousser ses limites ? Spécialiste des longs efforts solitaires à travers les continents, Mark Beaumont tente de le découvrir. Parti dimanche 2 juillet des Champs-Elysées, à Paris, le cycliste de l’extrême poursuit un objectif dont la simple évocation soulève, depuis la fin du XIXe siècle, un parfum d’aventure : le tour du monde en quatre-vingts jours.
A la différence de Phileas Fogg, les machines vapeur sont ici remplacées par un simple vélo. Mais comme le héros du roman de Jules Verne, l’Ecossais s’est lancé dans un pari pouvant passer pour insensé : effacer de quarante-trois jours le record de tour du monde à vélo établi par le Néo-Zélandais Andrew Nicholson, en 2015 (cent vingt-trois jours). Un « immense défi », reconnaissait le cycliste de 34 ans avant son départ : « Pendant presque trois mois, je vais parcourir 400 kilomètres et passer seize heures en selle chaque jour. »
L’homme a minutieusement préparé son odyssée. « Toute ma vie, je me suis préparé à ça », assure Mark Beaumont. A l’âge de 11 ans, il lit dans un journal local qu’un homme a relié à vélo le point le plus au nord de la Grande-Bretagne à son point le plus méridional, ce qui déclenche chez lui des envies d’ailleurs. L’été de ses 12 ans, il enfourche son vélo, et, pour la première fois, « part à l’aventure ». Avec son pays, l’Ecosse, comme terrain de jeu initial. Trois ans plus tard, il relie à son tour le village de John O’Groats, tout au nord de l’Ecosse, à Land’s End, au bout des Cornouailles.
Six personnes et deux camping-cars pour l’accompagner
D’autres traversées suivront. Depuis vingt ans, Mark Beaumont dompte les continents les uns après les autres, son vélo en guise de monture. En 2008, il réalise son premier tour du monde et, en cent quatre-vingt-quatorze jours, en bat le record (effacé à plusieurs reprises depuis).
Deux ans plus tard, il relie Anchorage, en Alaska, à Ushuaia, au sud de l’Argentine, dans une traversée des Amériques qu’il ponctue par l’ascension – à pied cette fois – des deux plus hauts sommets d’Amérique du Nord et d’Amérique du Sud, le mont McKinley et l’Aconcagua. 21 050 kilomètres parcourus en deux cent soixante-huit jours : pas d’objectif de vitesse, alors, mais un documentaire pour la BBC, The Man Who Cycled The Americas.
En 2015, après plusieurs années passées loin de son vélo – où il s’attelle notamment au documentaire consacré à d’autres sportifs –, il renoue avec les longues courses cyclistes. En reliant Le Caire au Cap en quarante-deux jours, Mark Beaumont inscrit son nom sur le record de la traversée de l’Afrique à vélo. Avec, dans un coin de la tête, « un rêve d’enfant » : faire le tour du monde en quatre-vingts jours. Défi auquel l’aventurier se consacre entièrement depuis deux ans.
« L’idée n’est pas de battre le précédent record. Vu l’équipe autour de moi, ce serait assez simple, résume l’Ecossais. L’objectif est d’aller quarante-trois jours plus vite qu’Andrew Nicholson, ce qui est énorme. » Et pour réussir son pari, celui qui a été porteur de la torche olympique avant les Jeux olympiques de Londres met en place une équipe.
Après avoir réalisé son premier tour du monde seul et avec les moyens du bord, Mark Beaumont a changé d’échelle. Depuis son départ de Paris, deux camping-cars et une équipe de six personnes le suivent dans sa progression.
Et à chaque partie de son voyage (Paris-Pékin, Perth-Auckland, Anchorage-Halifax et Lisbonne-Paris), une nouvelle équipe prendra le relais, à l’exception de son physiothérapeute qui l’accompagne quatre-vingts jours durant. Ne portant rien dans ses sacoches, et ayant – luxe suprême – une personne pour « faciliter au maximum [son] passage de frontières », il n’a qu’à rouler. « Ce n’est pas du tout la même performance », compare-t-il.
Ce dont convient aisément Andrew Nicholson. Ancien patineur de vitesse – il a notamment porté les couleurs néo-zélandaises aux Jeux olympiques d’Albertville, Lillehammer et Nagano –, ce professeur d’école primaire détient le record actuel, avec sa circumnavigation en cent vingt-trois jours bouclée fin 2015. Parti avec un « tout petit budget, essentiellement aux billets d’avion », il insiste sur la logistique d’un tour du monde à vélo : pour lui, qui s’est logé chaque soir en faisant appel à la communauté warm shower (l’équivalent d’un couch surfing des cyclistes) ou aux contacts établis lors de ses olympiades, « le plus dur a été l’organisation, trouver par où passer ». Pendant quatre mois, qu’il raconte dans Road Rage, publié à compte d’auteur, qu’il a roulé « plus de 250 kilomètres par jour » en portant armes et bagages, « plus de dix kilogrammes répartis sur [son] vélo ». Avec ses près de 500 000 euros de budget (financés par différents sponsors), Mark Beaumont, qui convient avoir « mis en place une énorme entreprise », ne pédale plus dans la même catégorie pour sa tentative actuelle. Huit fois plus de distance que le Tour de France Quel que soit son budget, pour être homologuée par le Guinness Book des records, une « circumnavigation à vélo » se doit d’obéir à des règles strictes, rappelle Andrew Nicholson. Et d’énumérer : « Partir et arriver au même endroit, n’utiliser qu’un seul vélo, toujours rouler dans la même direction, et parcourir au minimum 29 000 kilomètres en selle. » Plus précisément 28 970 kilomètres (soit 18 000 miles), selon le règlement du Guinness World Records.
Un cycliste ayant – jusqu’à preuve du contraire – du mal à franchir les mers, les coureurs engagés dans un record de ce genre peuvent avoir recours, pour « traverser des océans ou d’autres barrières infranchissables », à d’autres moyens de transport. A condition que ceux-ci, en général des avions, soient publics. Ce qui rapproche ces tours du monde de celui de Phileas Fogg, qui n’aurait pas entrepris le sien sans son indicateur des horaires de chemins de fer et des paquebots.
Mark Beaumont n’a pas établi son parcours en fonction des horaires de train ou d’autres machines à vapeur, mais il a prêté une attention particulière au trajet qu’il allait emprunter : « J’ai choisi les routes les plus plates possible, en évitant les montagnes, mais aussi les grandes villes ainsi que les frontières, pour éviter de perdre du temps. » A entendre Andrew Nicholson conter les difficiles entrées dans des mégapoles comme Mumbai (Inde) ou les longs passages de frontières, un tel gain de temps est loin d’être anodin.
Sur sa route, Mark Beaumont a croisé celle du Tour de France. Pas directement, mais le peloton étant parti d’Allemagne, il n’est pas passé loin de la Grande Boucle avant de filer vers l’est. Si sur leurs vélos, rien ne distingue l’Ecossais – qui confesse avoir « grandi en étant passionné par le Tour de France » et a choisi les Champs-Elysées comme arrivée – des coureurs du peloton, ils ne pratiquent pas le même sport. « J’ai plein d’amis cyclistes professionnels, explique le natif de Blairgowrie, une bourgade à l’est de l’Ecosse, et si je ne suis pas capable de faire ce qu’ils font, l’inverse est également vrai. Je vais rester en selle quatre fois plus de jours qu’eux, et surtout parcourir huit fois plus de distance que le peloton. Mais je n’arriverai pas à atteindre leur vitesse. »
« Personne n’est allé aussi vite, aussi longtemps »
En fixant la barre à quatre-vingts jours pour son tour du monde, Mark Beaumont vise bien plus que les « gains marginaux » popularisés par l’équipe Sky sur le Tour de France. Avec 400 kilomètres parcourus par jour sur une telle durée, le cycliste pénètre dans une terra incognita en termes de performance. « Personne n’est allé aussi vite aussi longtemps », expliquait-il avant son départ, sans être sûr que ses objectifs étaient atteignables.
« Objectivement, on n’en sait rien, constate Jean-François Robin, responsable de l’unité recherche de l’Institut national du sport, de l’expertise et de la performance (Insep). On sait que ce type d’effort est possible, mais est-il possible de le maintenir aussi longtemps ? On va le découvrir. » Et de préciser que la recherche est rarement sollicitée sur ce type de grands efforts, des aventures humaines fortes mais effectuées en dehors des fédérations.
A l’instar des tours du monde en solitaire à la voile, ou des grandes traversées à la rame – exercice auquel Mark Beaumont s’est adonné entre 2011 et 2012 –, la capacité à rester vigilant, à bien récupérer et à maintenir un effort long pendant plusieurs mois est primordiale.
Décidé à « redéfinir les limites de l’endurance en prouvant que ce qui semble impossible ne l’est pas » et détaché de toutes contraintes matérielles, l’Ecossais est persuadé d’arriver à Paris dans les délais qu’il s’est fixés, soit le 19 septembre. Andrew Nicholson y croit également. Etabli à Dunedin, tout au sud de la Nouvelle-Zélande, celui qui est toujours le tenant du record de l’épreuve espère « croiser, voire accompagner Mark sur une étape » lors de sa remontée du pays du long nuage blanc.
Mardi 25 juillet, au 24e jour de son odyssée, Mark Beaumont restait dans les temps pour tenir son pari. En plein cœur des steppes mongoles, le cycliste écossais, qui a subi une chute sans gravité en arrivant en Russie, achève bientôt la première manche de son périple. « Je ne ferais pas ça si je ne pensais pas que c’est possible », déclarait-il avant de partir.
Source: www.lemonde.fr